Par Patrice Valantin
Introduction : une affirmation qui dérange
Il n’y a pas de problème écologique. Cette phrase, qui peut sembler provocatrice, n’a pas pour but de nier l’évidence des bouleversements que nous vivons : dérèglement climatique, effondrement de la biodiversité, pollutions multiples, fragmentation des habitats, raréfaction de l’eau douce. L’ampleur de ces phénomènes est incontestable, leur irréversibilité partielle est avérée, et leur urgence impose d’agir. Pourtant, dire qu’il y a un « problème écologique » est une erreur d’analyse.
Ce que nous appelons « problème » n’est en réalité que l’expression normale du fonctionnement de la biosphère. La Terre n’est pas en panne, les écosystèmes n’ont pas « déréglé » : ils évoluent, comme ils l’ont toujours fait depuis 3,8 milliards d’années. Les bouleversements actuels sont la conséquence de l’action d’une espèce particulière, l’humanité, qui comme toutes les espèces avant elle modifie son environnement. La question n’est donc pas écologique. Elle est sociologique : c’est la survie, la pérennité et la dignité de l’espèce humaine qui sont en jeu.
La biosphère : un système vivant en perpétuelle évolution
La biosphère n’est pas un décor qui nous entoure, elle est notre lieu de vie et le tout dont nous faisons partie. Comme tout système vivant, elle évolue par des dynamiques internes (endogènes) et par des chocs externes (exogènes). Les impacts exogènes sont rares et spectaculaires : météorites, volcans, variations du rayonnement solaire. Mais l’essentiel des transformations vient de l’intérieur : interactions entre espèces, innovations biologiques, ajustements des cycles biogéochimiques.
L’histoire de la Terre est jalonnée d’événements bien plus radicaux que ceux que nous connaissons aujourd’hui. La « Grande Oxygénation », il y a 2,4 milliards d’années, en est un exemple majeur. Les cyanobactéries, en produisant de l’oxygène, ont provoqué la plus grande extinction connue, détruisant la quasi-totalité de la vie anaérobie. Pourtant, cette catastrophe a ouvert la voie à la vie complexe et à la respiration aérobie. Loin d’être une « crise écologique », ce fut une transformation endogène normale de la biosphère.
De la même manière, les mammouths, bisons ou grands troupeaux d’herbivores ont remodelé les paysages ; les termites et les castors transforment leurs environnements ; les criquets pèlerins connaissent des phases grégaires qui bouleversent des régions entières ; le kudzu, plante invasive, restructure des écosystèmes entiers. Ces phénomènes ne sont ni « bons » ni « mauvais ». Ils traduisent la logique même du vivant : diversité, relation, transformation.
L’humain : une espèce ingénieure parmi d’autres
L’espèce humaine n’échappe pas à cette règle. Elle est une espèce ingénieure allogénique : par son activité, elle modifie massivement son environnement, comme les castors, les coraux ou les termites. La différence réside seulement dans l’échelle et la rapidité. Notre urbanisation, notre agriculture, nos industries sont des forces de transformation comparables, en intensité, aux grandes révolutions biologiques du passé.
Dès lors, qualifier ces transformations de « problèmes écologiques » est un contresens. Il ne s’agit pas d’une panne à réparer, mais d’une dynamique inhérente au système vivant. La notion même « d’impact » est trompeuse : elle suggère une perturbation extérieure, alors que l’impact est constitutif du vivant. Chaque espèce agit et réagit, modifiant les équilibres, provoquant l’apparition de nouveaux équilibres. La vie n’existerait pas sans ces interactions.
Où est le véritable problème ?
Le problème n’est donc pas dans la biosphère, mais dans notre capacité à y demeurer. L’enjeu n’est pas de « sauver la planète », qui continuera à évoluer avec ou sans nous. L’enjeu est de préserver les conditions de vie humaine dans un monde en mutation rapide.
Les sécheresses, les inondations, les incendies ne sont pas des anomalies du système, mais des manifestations normales de ses dynamiques. Ce qui devient problématique, c’est que nos sociétés, nos modèles économiques et politiques, sont incapables de s’y adapter. Nous avons construit des systèmes technocratiques, financiers et productivistes fondés sur l’illusion d’un contrôle total, d’un état stable que nous pourrions maintenir. Or, la biosphère est par nature instable, évolutive, imprévisible.
En d’autres termes, ce que nous appelons « crise écologique » est en réalité une crise sociologique et anthropologique. Elle révèle l’inadéquation de nos modèles d’organisation avec le fonctionnement des systèmes vivants.
Vers une révolution de pensée et d’action
Reconnaître qu’il n’y a pas de problème écologique n’est pas une invitation à l’inaction. C’est, au contraire, le point de départ d’une action radicalement nouvelle. Agir non pas pour « réduire nos impacts » – logique vouée à l’échec – mais pour reconstruire nos sociétés à l’image des systèmes vivants.
Cela suppose :
- de remplacer la logique de l’« impact » par celle de la relation ;
- de sortir de la réduction cartésienne et métrique pour entrer dans la pensée systémique ;
- de bâtir des modèles économiques bio-inspirés, fondés sur la coopération et la diversité ;
- de définir clairement nos objectifs stratégiques : assurer la pérennité des services écosystémiques dont dépend notre survie, et inventer une économie vivante qui crée de la valeur en harmonie avec le vivant.
C’est une révolution intellectuelle, sociale et économique. Une révolution pacifique, portée par la Vie elle-même, qui nous invite à quitter la logique de la panne et de la réparation pour entrer dans celle de l’évolution et de la co-création.
Conclusion : une urgence d’agir autrement
Il n’y a pas de problème écologique. Il y a un problème humain : celui de notre place, de nos choix et de nos relations dans la biosphère. Reconnaître cette réalité, c’est refuser l’illusion d’une réparation mécanique des écosystèmes, comme s’ils étaient des machines défectueuses. C’est comprendre que la Vie poursuit sa route, que la biosphère continuera d’évoluer, avec ou sans nous.
Agir devient alors une évidence. Mais agir autrement : non pas en ralentissant notre chute, mais en inventant une trajectoire nouvelle. Non pas en réduisant nos « impacts », mais en régénérant nos relations avec le vivant. Non pas en cherchant à préserver un état figé, mais en acceptant d’entrer pleinement dans le mouvement de la Vie.
La tâche est immense, l’urgence est réelle, et l’irréversibilité de certains phénomènes est un fait. Mais l’espérance est tout aussi grande : en changeant de mode de pensée, en ouvrant la voie de l’économie vivante et de la coopération avec la biosphère, nous pouvons écrire une page nouvelle de l’histoire humaine.
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